Nos vies à portée de train

Je ne sais pas pourquoi à chaque fois que je prends le train il y a une chance sur deux que je me fasse un.e ami.e. Je n’arrive pas à savoir si c’est parce que j’ai un capital sympathie extra visible ou si juste on perçoit de loin que je peux être une grosse pigeonne à qui on taxe des heures de son temps sans encombre. 

La précision que je dois apporter, c’est que la typologie de personnes qui veulent faire spontanément partie de mon cercle amical sur les rails est 100% réduite à : des personnes âgées, des enfants ou des handicapés (je vous jure que c’est vrai, tout le reste de la population est hors compète. Et j’ai bien évidemment exclu de mon sondage les hommes qui pensent que le train is Tinder IRL). 

Je suis hyper à l’aise avec les trois catégories, donc le miracle de la vie fait que je suis effectivement apte à tchater pendant 4h30 sur un Paris-Biarritz. 

C’est comme ça que j’apprends que Jacques, 74 ans, a construit sa maison lui-même, sans formation, sans l’aide de personne et sans tuto Youtube, juste en allant regarder des artisans travailler sur des chantiers, que Sofia, 10 ans, a déménagé de Barcelone à Paris il y a 6 mois et parle déjà parfaitement français, que Marie, 22 ans et atteinte de trisomie 21, trouve que les toilettes de la SNCF sont nulles à chier (c’était une vraie révolte), que Pavel, 5 ans, adore les animaux et que plus tard il veut avoir une ferme, que Jeanne, 67 ans, a fait le tour du monde en van avec son mari pendant toute sa vie et qu’elle a même été démolir de ses propres mains le mur de Berlin dans les années 90.

C’est aussi comme ça que j’apprends que Jacques héberge des sans-papiers dans sa maison depuis que sa femme est partie parce qu’en plus de faire une bonne action, ça lui tient compagnie. C’est comme ça que j’apprends que Sofia se fait harceler à l’école par des camarades qui l’appellent “l’espagnole” parce qu’elle a un accent. C’est comme ça que j’apprends que Marie aimerait que je l’accompagne jusqu’aux toilettes du TGV qu’elle déteste parce que le bruit, les mouvements brusques et l’enfermement du train lui font peur. C’est comme ça que j’apprends que Mouchette le chat de Pavel est mort, et que la mort c’est dur à comprendre à 5 ans. C’est comme ça que j’apprends que Jeanne est dans le train pour partir faire son premier voyage toute seule depuis que son mari est décédé. 

Je découvre des vies entières qui m’étaient inconnues quelques heures plus tôt et toute la palette d’émotions qui les traversent. Ça me saute au visage, à quel point on se sait pas ce qu’il se passe dans la vie des gens. Ce que chacun traverse. On a tous nos lots de doutes, d’emmerdes, de peurs. Dans une vie très digitalisée où chacun ne montre que ce qu’il veut montrer, dans une course effrénée à qui sera le plus heureux et qui le montrera le mieux, on l’oublie.

Ça m’arrive souvent de regarder les fenêtres illuminées des immeubles quand je marche le soir dans les rues de Paris, et de me dire “Tous ces gens qui vivent là et qui ont des joies, des peines, qui vivent plein de trucs, qui sont dans leur vie à eux, et dont j’ai aucune idée, aucune conscience, on est tellement tous minuscules”. Ça me fait la même chose dans le train. L’immensité de toutes ces vies à portée de main.

Je ne garde pas contact, on n’échange jamais nos numéros. Je perds la trace de toutes ces rencontres, je garde le souvenir de nos conversations et de leurs anecdotes dans mes notes. Parfois j’aimerais demander à Jeanne comment s’est passé son premier voyage solo, mais je ne peux pas. C’est au final comme beaucoup de rencontres : des vies se croisent, s'entremêlent un peu, on se raconte ce qu’on aime, ce qu’on déteste, ce qu’on a vécu. Puis on se sépare et la vie continue. 


PS : Le revers de la médaille de ces rencontres spontanées c’est que tu ne sais vraiment pas sur qui tu tombes, et du coup c’est aussi comme ça que tu apprends par exemple au détour d’une conversation que Michel, 64 ans, n’aime pas trop trop les noirs et les arabes lol. 


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